11

 

Lande de Glyndwr, royaume d’Eibithar,

décroissement de la lune d’Adriel

 

 

 

Abeni ja Krenta, Premier ministre de Sanbira, allongée sur le dos, regardait les quelques étoiles pâles qui brillaient encore avant le lever du jour. Autour d’elle, le campement s’éveillait lentement. Les guerriers sortaient peu à peu du sommeil, certains rassemblaient leurs paquetages, et les chevaux frappaient leurs sabots impatients sur le sol humide.

Elle était réveillée depuis longtemps. Ses rencontres avec le Tisserand la laissaient toujours trop troublée pour retrouver le sommeil. Cette nuit, il était venu alors que le ciel était encore sombre. Il n’était pas resté longtemps, sans doute parce qu’il avait d’autres fidèles à rencontrer avant l’aube. Après son départ, elle n’avait pas cherché à se rendormir. Elle n’avait pas davantage voulu se lever. Quitter son lit de fortune pour marcher, comme elle le faisait habituellement à Yserne après ces visites, n’aurait pas été très prudent. Alors elle était demeurée étendue, laissant son pouls s’apaiser et sa respiration reprendre un rythme normal, dans l’attente de l’aube, tout en réfléchissant aux paroles de son visiteur.

Tous les doutes qu’elle nourrissait quant à l’issue de leurs combats dans le nord, la bataille vers laquelle elle et l’armée de Sanbira se dirigeaient, avaient été levés. L’invasion d’Eibithar par Braedon avait été décidée et mise en œuvre par le mouvement du Tisserand. Il le lui avait dit. Les armées des Eandi se détruisaient les unes les autres. De cette façon, quand le Tisserand et son armée déferleraient sur elles, elles seraient trop faibles pour se défendre. Que la reine de Sanbira ait décidé de se joindre à la guerre l’avait enchanté.

« Ton armée devrait arriver en même temps que celle des Solkariens, lui avait dit le Tisserand. Toutes les forces des Terres du Devant se concentrent là-bas, occupées à se détruire mutuellement. Chaque jour écoulé ne fait que rendre notre tâche plus facile. En persuadant la reine de se battre, tu assures un peu plus notre victoire. Je te félicite. »

Abeni lui avait expliqué qu’elle n’était pas vraiment intervenue dans la décision de la reine, mais il avait continué de la couvrir d’éloges, surtout après qu’il avait appris que les premiers ministres de Macharzo et de Norinde, tous deux aussi au service du mouvement, l’accompagnaient.

« Vous serez là tous les trois, s’était-il exclamé. Les dieux sont avec nous.

— Oui, Tisserand, s’était-elle contentée de répondre.

— Ne te révèle pas encore, et ne fais rien pour ralentir l’arrivée de ta reine sur le champ de bataille. »

L’excitation de sa voix n’avait pas échappé à la ministre et elle avait éprouvé le même sentiment. La bataille qu’ils préparaient depuis de si longues années approchait, et avec elle l’aboutissement de leurs efforts. Ce que le Tisserand lui avait confié ensuite l’avait pourtant prise de court.

« Sois prête à m’accueillir quand tu arriveras.

— Pardon ?

— Je serai là. Je ne vais pas me révéler à toi maintenant, mais tu me reconnaîtras, tu me sentiras quand je chercherai ton pouvoir. Sois prête à me le donner pour que je puisse m’en servir contre l’ennemi. Dis aux deux autres de se préparer eux aussi. Notre heure approche. Bientôt, les Terres du Devant nous appartiendront. »

Elle avait acquiescé silencieusement, trop émue pour prononcer un seul mot.

« Encore un détail, avait-il poursuivi. Il y a un homme dans l’armée eandi, un Qirsi du nom de Grinsa jal Arriet. Il prétend n’être que Glaneur, mais il ment, il est beaucoup plus, et il est dangereux. Méfie-toi de lui, ne l’approche sous aucun prétexte. Je me charge de lui. Tu as compris ?

— Oui, Tisserand », avait-elle murmuré, impressionnée. « Avons-nous des alliés parmi les Eibithariens ? »

Devant le silence qui avait suivi sa question, Abeni avait eu peur de l’avoir mis en colère, mais il avait répondu d’une voix posée.

« Oui. D’habitude, je n’aime pas révéler de telles informations, mais il est sans doute temps que je commence à mettre en relation ceux qui me servent dans différents royaumes. Il y a une femme, ton équivalent.

— Le Premier ministre du roi d’Eibithar ?

— Oui, mais n’entre en contact avec elle qu’en cas d’extrême urgence. Les risques sont beaucoup trop élevés.

— Bien, Tisserand.

— L’heure de la victoire approche, avait-il dit. À très bientôt. »

Puis il l’avait quittée et elle s’était réveillée, sans savoir si ses tremblements étaient dus à l’émotion, la peur, ou simplement au froid. Elle avait tenté d’imaginer ce qu’elle éprouverait en laissant un autre s’emparer de sa magie, ce qu’elle ressentirait en s’abandonnant si complètement à un homme. Elle n’y était pas parvenue. Elle ne s’était jamais mariée, mais elle avait eu de nombreuses aventures, aussi bien avec des hommes qu’avec des femmes, et elle s’était demandé si cette expérience inédite ressemblerait à ce qu’elle avait connu entre leurs bras.

N’ayant aucune réponse à ces questions, ses pensées avaient dérivé sur un sujet plus important : le combat qui s’annonçait. Depuis qu’elle avait appris les intentions de la reine, la volonté d’Olesya de soutenir Kearney dans sa guerre contre l’empire, et écouté ses interrogations sur les liens possibles entre ce conflit et la conspiration, Abeni avait redouté que les Eandi, d’une manière ou d’une autre, trouvent le moyen de contrer les plans du Tisserand. Ce rêve, les propos de son chef, sa force et sa tranquillité l’avaient entièrement rassurée. Le Tisserand avait parlé de leur guerre avec une telle confiance qu’elle n’avait plus nourri aucun doute quant à leur victoire. Et elle avait accueilli l’aube, le chant des alouettes et les premiers rayons de soleil comme la promesse radieuse d’une ère nouvelle. Pour la première fois depuis leur départ d’Yserne, elle se découvrait impatiente de se remettre en selle. Lorsqu’enfin les soldats, les nobles et les ministres s’étirèrent, elle se leva, et sella son cheval avec l’exubérance d’un jeune guerrier pressé de livrer son premier combat.

Abeni avait hâte de raconter son rêve à Craeffe et Filtem, ses complices. Mais elle devrait attendre une occasion, ou la créer, car Olesya, la reine, comptait sur elle pour chevaucher à ses côtés, tout comme les ducs de Brugaosa et de Norinde, et la duchesse de Macharzo, attendaient que leurs ministres les accompagnent à la tête de leurs armées respectives. Les nobles de Sanbira avaient depuis longtemps perdu confiance en leurs Qirsi. Une suspicion qui était née avec l’attentat perpétré contre la duchesse Diani de Curlinte, et qui s’était accrue avec la mort de Kreazur jal Sylbe, son Premier ministre. La mort, ou plus exactement le meurtre, se corrigea Abeni puisqu’elle en était l’auteur. La duchesse Diani avait elle-même décidé de se joindre à la reine. Si Abeni en jugeait à son attitude, la duchesse avait aussi pris sur elle de surveiller les moindres de ses faits et gestes. Qu’elle s’attende à la voir attaquer la reine Olesya ou fuir le cortège à la première occasion, la ministre l’ignorait. Mais plus leur voyage vers Eibithar progressait, plus la ministre avait trouvé les attentions de cette femme insupportables. Ce matin, elle s’en moquait. La duchesse de Curlinte pouvait nourrir la méfiance qu’elle voulait, son désir de vengeance ne pouvait rien contre Abeni, ni contre le mouvement. La duchesse serait anéantie avec les autres, pulvérisée par les forces combinées du Tisserand et de ceux qui le servaient.

Alors que la cohorte se mettait en route et que Diani s’installait à ses côtés, Abeni s’offrit le luxe de l’accueillir par un sourire.

« Bonjour, madame. Avez-vous bien dormi ? »

Diani, surprise par cette courtoisie inhabituelle, fronça légèrement les sourcils.

« Oui, je vous remercie. Et vous ?

— Parfaitement bien, merci. »

La tromperie était si facile qu’elle faillit éclater de rire. Mais elle était de si bonne humeur que même la perspective d’une nouvelle et longue chevauchée était incapable de l’assombrir. Ils avaient déjà parcouru une distance impressionnante – la route d’Yserne à Brugaosa comptait à elle seule plus de quarante lieues – et Abeni, qui n’avait jamais beaucoup chevauché, souffrait le martyre jour et nuit.

Le véritable voyage n’avait pourtant commencé qu’après le ralliement des armées du duc de Norinde et de la duchesse de Macharzo, au château d’Edamo. Ils avaient franchi la rivière d’Orlagh, qui délimitait la frontière entre les royaumes de Sanbira et Caerisse, puis le cortège de guerriers s’était orienté vers le nord-ouest, entre les duchés d’Aratamme et de Valde. Ils avaient ensuite traversé les sources de la Kett et entreprit l’ascension délicate de la lande de Glyndwr, avant de pénétrer au royaume d’Eibithar sous les assauts d’un violent orage. Tout au long du voyage, Olesya n’avait cessé de répéter à Abeni qu’elle allait s’habituer à sa monture, que son corps allait trouver le rythme, mais les souffrances de la ministre n’avaient fait qu’empirer, au point qu’elle en était venue à douter de survivre au relief escarpé de la lande.

Toutefois, depuis quelques jours, alors qu’ils franchissaient le duché de Glyndwr, entre le château et les eaux miroitantes du lac, elle sentait ses muscles se détendre, et sa douleur faiblir.

En entendant l’accueil que sa ministre réservait à la duchesse de Curlinte, la reine ralentit son cheval et laissa les deux femmes venir à sa hauteur. Le capitaine de ses armées, Ohan Delrasto, l’imita, bien qu’avec mauvaise grâce. Abeni s’était souvent aperçue que le soldat n’aimait pas voir interrompus ses apartés avec la reine. Une fois de plus, elle se demanda s’il ne nourrissait pas des affections secrètes pour sa souveraine. Qu’il puisse s’imaginer en chevalier servant, digne de ce titre, lui arracha un sourire moqueur.

« Vous semblez d’excellente humeur aujourd’hui, Premier ministre », constata Olesya, elle-même enjouée. « J’en déduis que vous avez conclu une trêve avec votre cheval. »

Abeni ne put s’empêcher de rire. Il arrivait qu’elle apprécie l’humour de la reine.

« C’est une façon de voir les choses, altesse. Mais il serait plus juste de dire que mon cheval est enfin parvenu à me domestiquer.

— Bien dit ! s’exclama la reine en riant à son tour. J’ai toujours pensé que la première étape pour devenir bon cavalier était d’abandonner l’illusion du contrôle de l’homme sur son cheval. Pour reprendre l’expression de ma mère, nous avons beau tenir les rênes, c’est l’animal qui nous dirige.

— Je monte depuis que je suis enfant, intervint Diani avec son sérieux coutumier, j’ai toujours gardé le contrôle de mon cheval.

— Ma mère parlait aussi de l’orgueil de la jeunesse, répliqua Olesya avec une gentillesse amusée.

— Elle n’avait pas tort, altesse, grommela le capitaine.

— Il semble que je suis minoritaire », céda la duchesse.

Ils venaient de franchir une crête et la vue qui s’étendait sous leurs regards coupa le souffle d’Abeni. Devant eux, la terre semblait disparaître, avalée par un gouffre creusé de la main même d’Elined à la surface de son univers. Ils avaient atteint le sommet de la Steppe de Caerisse. À l’est, scintillantes comme une rivière de saphirs, les eaux grondantes de la Binthar charriaient leur flot tumultueux vers les chutes où elles se précipitaient dans une nuée bleutée presque irréelle tant elle était évanescente. Au-delà de la lèvre de la steppe, et sur plus d’un millier d’empans, la Lande étirait vers l’horizon une palette de verts éclatants bordée, à l’est, par la Binthar qui, à cette distance, semblait n’être plus qu’un mince ruban bleu, et à l’ouest par les flots plus imposants de la Sussyn. Plus loin vers l’orient, si sombre qu’elle était presque noire, se dressait la Grande Forêt d’Eibithar, presque aussi vaste que la Lande elle-même, et traversée par une autre rivière, la Thorald, si Abeni avait bonne mémoire.

« Comment s’appellent ces chutes ? » demanda Diani, impressionnée par la beauté du paysage.

« Ce sont celles du Corbeau, je crois, répondit la reine. Je n’irai pas jusqu’à dire qu’il existe un royaume plus beau que le nôtre, mais il faut reconnaître qu’Eibithar s’en approche. »

Émue par une telle splendeur, Olesya prit une profonde inspiration avant de poursuivre.

« Reposons-nous un peu avant d’entamer la descente. J’ai bien peur. Premier ministre, fit-elle avec un sourire compatissant à l’adresse d’Abeni, que la descente ne soit pas plus facile que la montée. »

Les ducs de Brugaosa et de Norinde, la duchesse de Macharzo et leurs ministres les rejoignirent.

Craeffe et Filtem semblaient toujours aussi peu à l’aise sur leurs montures. L’épreuve qui les attendait s’annonçait difficile, songea Abeni. Mais à voir ses collègues si mal en point, elle ne put s’empêcher d’éprouver une certaine satisfaction : ses souffrances seraient moins terribles que les leurs. Elle en tirait une sorte de revanche car, si elle partageait la même cause et se battait avec eux pour le triomphe de la conspiration, elle n’avait jamais aimé ces deux Qirsi, en particulier Craeffe qui lui enviait depuis toujours son rang de chancelière dans le mouvement du Tisserand. Leur aversion mutuelle leur permettait toutefois de se rencontrer sans attirer les soupçons d’Olesya et de ses nobles sur leur complicité. D’ailleurs, le véritable danger ne venait pas de Diani ou de la reine – Abeni et ses alliés prenaient grand soin de ne rien révéler de leurs liens devant elles. Non, se rappela la ministre de Sanbira en regardant le quatrième d’entre eux. Le véritable danger venait de cet homme, Vanjad jal Qien, Premier ministre de Brugaosa, qui restait fidèle à son duc et au royaume. Une fidélité qui confinait à la dévotion car, aussi loin qu’elle s’en souvienne, Abeni ne l’avait jamais vu remettre en cause la légitimité de son duc. Et cette attitude l’écœurait. À ses yeux, il incarnait tout ce qu’elle haïssait le plus, la pire sorte de traîtres qirsi.

 

Mais il était là et sa présence, alors que les Eandi s’entretenaient de la marche à suivre, l’empêchait de raconter à Craeffe et Filtem ce que le Tisserand lui avait révélé au cours de la nuit.

« J’espère que vous avez bien dormi, cousine », dit-elle avec courtoisie à la ministre.

Craeffe parut aussi surprise que Diani.

« Si on veut, répondit-elle sans conviction. Et vous ? s’enquit-elle après coup.

— Eh bien non, j’ai fait un rêve qui m’a empêchée de me rendormir, et j’ai veillé une bonne partie de la nuit. »

Craeffe écarquilla les yeux, avant de lancer un rapide coup d’œil à Filtem. Le mouvement de tête imperceptible du ministre lui apprit qu’il avait aussi bien compris qu’elle le sens de la remarque d’Abeni.

« Ministre, intervint-il alors en prenant Vanjad par l’épaule, pourrions-nous discuter en privé ?

— Bien sûr, cousin. »

Ils s’éloignèrent, laissant Craeffe et Abeni libres de leurs paroles.

Les deux femmes, le regard perdu sur la vaste plaine qui s’étendait au-dessous d’elles, laissèrent le vent jouer dans leurs cheveux. Aux yeux de n’importe qui, elles semblaient étudier le terrain, échanger leurs points de vue sur le meilleur chemin à emprunter, ou les beautés du paysage.

« Le Tisserand est venu vous voir ?

— Oui. Notre conversation a été brève, mais éclairante.

— Je m’étonne qu’il ne soit pas aussi entré en contact avec Filtem ou moi.

— Cela n’a rien d’étonnant, cousine, répliqua Abeni, ravie de river son clou à la ministre. C’est précisément pour cette raison qu’il a nommé des chanceliers dans son mouvement. Il s’est adressé à moi, sachant que je vous mettrais ensuite au courant. »

Elle tendit la main pour désigner un aspect du relief d’Eibithar, et vit Craeffe opiner avec une contrariété qui lui procura le plus grand plaisir.

« Je m’étonne que depuis tout ce temps vous n’ayez toujours pas compris ce principe.

— Racontez-moi ce qu’il vous a dit et finissons-en », répliqua la jeune femme avec un air pincé tout en lui désignant à son tour un autre détail du paysage.

Abeni tourna les yeux dans cette direction et se passa une main nonchalante dans les cheveux.

« Très bien », répondit-elle avant de lui relater le plus fidèlement possible des propos du Tisserand.

Alors qu’elle lui faisait part de la façon dont elles reconnaîtraient sa présence sur le champ de bataille, de son intention de s’emparer de leurs magies pour les tisser avec les siennes, Abeni sentit la même vague d’excitation et d’impatience l’envahir. Lorsqu’elle acheva son récit, ses mains tremblaient, et son visage avait pris une rougeur inhabituelle.

Malgré toute sa volonté de rester de marbre, Craeffe ne put dissimuler l’émotion que provoquaient ces propos.

« A-t-il précisé quand il interviendrait ? » demanda-t-elle, le souffle court et frémissant.

« Non. Il m’a simplement dit de nous préparer à le recevoir en arrivant sur la Lande. D’après ce que j’ai compris, il y est déjà.

— Cela fait un moment que j’appartiens au mouvement, murmura Craeffe. Et je rêve de cet instant depuis plus longtemps encore. Mais jusqu’à présent, j’ai toujours craint qu’il échoue. »

Elle posa sur Abeni un regard à la fois anxieux et craintif, que la ministre ne lui avait jamais vu.

« Pardonnez-moi, chancelière. J’espère que vous me comprenez. »

Abeni, déconcertée, songea que les pouvoirs du Tisserand étaient immenses pour que la seule perspective de le voir puisse rabattre à ce point l’orgueil et le mépris de Craeffe ja Tref. Mais elle garda ses réflexions pour elle.

« Je pense que oui, Premier ministre, finit-elle par répondre. Nous attendons depuis si longtemps. Mais notre empressement à vivre enfin ce qui nous attend sur la Lande n’est pas une raison pour oublier toute prudence, surtout si près du but. »

Craeffe hocha la tête et, à la stupéfaction d’Abeni, laissa des larmes perler au bord de ses yeux.

« Je compte sur vous pour en parler à Filtem.

— Bien sûr, Premier ministre.

— Quels dons possède-t-il ?

— Glanage, feu, brumes et vent, répondit-elle. Et moi le glanage, le feu et le Façonnage.

— Je suis moi-même Glaneuse, Façonneuse, et je possède la magie des brumes et du vent. Je comprends qu’il soit si heureux que nous soyons ensemble. Nos pouvoirs se complètent parfaitement. »

Filtem et Vanjad revenaient en devisant aimablement, ce qui n’empêchait pas Filtem d’observer les deux femmes avec attention.

« Excusez-nous de vous avoir abandonnées, cousines, fit-il avec une fausse désinvolture et un sourire avenant, mais de temps à autre, les intérêts partagés de nos ducs nous obligent à nous soustraire aux oreilles sévères des serviteurs du matriarcat de Sanbira. »

C’était une explication judicieuse, se félicita Abeni. Car il était de notoriété publique que l’alliance des ducs de Norinde et Brugaosa reposait en grande partie sur leur défiance mutuelle à l’égard d’Olesya et de ses autres duchesses.

« Vous êtes tout excusés, cousins, au moins pour cette fois.

— Je vous assure, Premier ministre, s’empressa d’intervenir Vanjad, que nous avons seulement évoqué des sujets qui concernent nos maisons. Jamais nous n’oserions médire de la reine ou de ses duchesses.

— Cette idée ne m’est jamais venue à l’esprit, ministre. »

Elle vit la reine, son capitaine et ses nobles revenir dans leur direction. Parmi eux, la duchesse de Curlinte, sans doute contrariée de les avoir laissés seuls, les observait avec méfiance. Abeni s’en moquait. Derrière, les soldats enfourchaient leur monture.

« Êtes-vous prête à repartir, Premier ministre ? » lui demanda Olesya, déjà en selle.

« Oui, altesse. »

La reine approuva et, d’un coup d’éperon, lança son cheval vers la descente.

« Nous nous reverrons en bas », fit Abeni à ses camarades avant d’emboîter le pas à la reine et sa duchesse.

Arrivée à hauteur de la reine, alors que Diani refusait de la regarder, Olesya l’accueillit avec amabilité.

« Si j’en juge aux mines de vos collègues, j’en déduis que l’équitation n’est pas leur sport favori. Est-ce un point commun à tous les Qirsi ?

— Non, altesse. Certains sont d’excellents cavaliers, même si très peu possèdent votre adresse, je vous l’accorde. Ne vous inquiétez pas, ils trouveront la force de descendre, j’en suis certaine.

— Je l’espère, lui répondit la reine plus gravement. Car sur la Lande, nous aurons besoin de vous tous.

— Nous serons prêts, altesse. Je vous en donne ma parole. »

 

Diani savait que la Qirsi mentait. Toutes ses paroles et tous ses actes n’étaient que prétexte et faux-semblants pour dissimuler sa traîtrise. Chaque amabilité qui franchissait les lèvres de cette femme, chaque témoignage de courtoisie dont elle faisait preuve à l’égard de la reine ou de n’importe lequel de ses nobles, lui rappelait les crimes commis au nom de la conspiration. La duchesse imaginait sans peine le sang qui couvrait les mains de la première Qirsi du royaume, les ombres qui planaient au-dessus d’elle. Il lui suffisait de poser les yeux sur Abeni pour ressentir, aussi vivace, la douleur que lui causait l’assassinat de son frère. Sa voix elle-même, obséquieuse et douce, ravivait la morsure des flèches qui l’avaient transpercée sur la falaise de Curlinte.

Abeni ja Krenta, Premier ministre de la reine de Sanbira, était une traîtresse. Diani en était convaincue. Elle aurait voulu le hurler devant tous, la marquer au fer rouge de la honte, mais elle n’avait aucune preuve. Et cette déficience la mettait dans une rage folle.

Ean savait pourtant le mal qu’elle s’était donné, et qu’elle se donnait encore, pour trouver les gages de sa culpabilité. Avec l’aide de son père, elle avait fouillé le château d’Yserne de fond en comble à la recherche du moindre indice liant la ministre à la conspiration des renégats. Depuis leur départ de la cité royale, elle ne la quittait pas des yeux. Hélas, elle n’avait rien découvert. Elle aurait payé cher pour surprendre la conversation entre Abeni et le ministre de Macharzo, le matin même. Et tout autant pour savoir ce qu’avaient pu se raconter de leur côté les Qirsi de Norinde et de Brugaosa. À ses yeux, ils étaient tous des traîtres, et tant qu’ils n’auraient pas fourni la preuve du contraire, elle les tiendrait pour tels. Son père, qui prenait ses soupçons pour de puérils préjugés d’enfant blessé, se serait moqué d’elle. Olesya aurait eu la même réaction. Alors Diani gardait ses réflexions pour elle. Ils voulaient des preuves. Ils en auraient. Jusqu’à présent, Abeni s’était montrée d’une remarquable intelligence. Elle finirait par commettre un faux pas. Et ce jour-là, Diani serait présente pour la démasquer.

La descente de la Steppe de Caerisse leur demanda une grande partie de la journée. La distance n’était pas longue, mais la raideur du chemin les obligeait parfois à mettre pied à terre et à marcher à côté de leurs chevaux. Grâce aux chutes du Corbeau, qui répandaient dans l’air une brume fraîche et légère, délicatement parfumée par les fougères luxuriantes et la mousse épaisse qui tapissait les rochers, ils ne souffraient pas de la chaleur. Néanmoins, même pour une cavalière aussi émérite que la jeune duchesse de Curlinte, l’excursion était épuisante.

Lorsqu’ils atteignirent enfin le pied du contrefort, son dos et ses jambes la meurtrissaient cruellement, et elle était en nage. Ils ne firent pourtant pas halte et poursuivirent vers l’est et les rives du gave de Lothar, où ils dressèrent le camp. La nuit était encore loin. Si près des chutes du Corbeau, la rivière écumait, et les rayons du soleil doré de la fin d’après-midi jouaient dans les remous. Au loin se dessinaient les murs de la célèbre Cité des Rois d’Eibithar. Baignée elle aussi par le soleil couchant, elle se dressait dans toute sa splendeur. Diani, admirative, imagina un instant d’y faire halte. Cet arrêt n’aurait eu, bien sûr, aucun sens, elle le savait, mais elle avait toujours rêvé de visiter le château d’Audun.

Abandonnant ses chimères avec un soupir, elle dessella son cheval et alla retrouver la reine. Si Diani avait renoncé depuis longtemps à convaincre Olesya de la félonie de sa ministre, elle s’était fait le serment, s’il le fallait, de sacrifier sa vie pour empêcher la conspiration de frapper la reine de Sanbira. Prête à tout pour la protéger, elle la laissait rarement seule. Pour l’heure, elle discutait avec son capitaine.

Diani salua Ohan d’un signe tête avant de se tourner vers Olesya.

« Les soldats montent le camp, altesse. Les lieutenants m’ont assuré qu’ils avaient assez de provision pour le reste de l’expédition, mais quelques archers m’ont demandé l’autorisation de partir à la chasse. Ne voyant aucune objection, je leur ai donné mon accord. »

Olesya lui adressa un sourire dont l’indulgence lui rappela celui de sa mère.

« Vous avez bien fait, Lady Curlinte, je vous remercie.

— Y a-t-il autre chose que je puisse faire pour votre service, altesse ?

— Non, je vous remercie, Diani. Le capitaine et moi-même envisageons une petite promenade au pied des chutes. Je ne les ai jamais vues, et j’en ai tellement entendu parler que, je l’avoue, cette petite escapade me réjouit.

— Bien sûr, altesse. C’est une excellente idée, répondit Diani en attendant que la reine leur ouvre la route.

— Nous avions l’intention d’y aller seuls », précisa Olesya.

La duchesse sursauta, et tourna un regard déconcerté vers le capitaine. Ohan, qui gardait les yeux baissés, était rouge jusqu’aux oreilles. Il était grand, élancé et remarquablement musclé, mais sa stature de guerrier ne l’empêchait pas de ressembler à un jeune homme timide et maladroit. Diani comprit alors qu’Ohan et la reine partageaient, ou étaient sur le point de partager, autre chose que le souci du royaume. Elle sentit son visage s’empourprer violemment, mais affronta avec détermination le regard de la reine qui la considérait tranquillement.

« Mais, altesse, ça peut être… dangereux, avança-t-elle sans savoir contre quel danger précisément elle mettait sa souveraine en garde. Je pense qu’il est préférable que je vous accompagne, poursuivit-elle néanmoins.

— Diani, réfléchissez un peu ! Croyez-vous Ohan incapable de me protéger ? Il est, dois-je vous le rappeler, le meilleur combattant du royaume.

— À l’exception de votre père, se hâta de préciser le capitaine.

— Bien sûr, mais…

— Non, Diani. Allez rejoindre Naditia. Elle a chevauché toute la journée en compagnie d’Edamo et Alao. Je suis sûre qu’elle vous accueillera avec grand plaisir. »

La duchesse, se sentant soudain ridicule, détourna le regard.

« Oui, altesse. Je vous souhaite une agréable promenade.

— Merci, Diani. Ne vous inquiétez pas, elle le sera. »

Sur ces mots, ils s’éloignèrent tous les deux, laissant la duchesse à son embarras. Après quelques instants d’hésitation, la jeune femme décida de suivre les instructions d’Olesya et se mit en quête de la duchesse de Macharzo. Elle n’avait jamais été très proche de Naditia, mais après un jour entier en présence des ducs de Norinde et de Brugaosa, elle imaginait sans peine son désir de changer d’air. À sa place, elle aurait accueilli avec joie n’importe quelle autre compagnie. Elle la cherchait lorsqu’elle aperçut Abeni en grande conversation avec une autre Qirsi. Voyant qu’il s’agissait de la ministre de Macharzo, elle bifurqua dans leur direction, heureuse d’avoir trouvé un bon prétexte pour s’immiscer.

« Pardonnez-moi de vous interrompre, Premier ministre, fit-elle à Abeni avant de se tourner vers sa collègue, mais je cherche votre duchesse. Peut-être savez-vous où elle se trouve ?

— Vous ne nous interrompez pas du tout, madame », répondit Abeni avec amabilité.

Mais l’autre femme la dévisageait avec prudence. Ses grands yeux jaunes incrustés dans son visage fin lui donnaient l’air d’un animal craintif plutôt que d’un ministre d’une importante maison du royaume.

« Je crois qu’elle se promène près de la rivière, madame, déclara-t-elle enfin. C’est en tout cas l’endroit où je l’ai vue pour la dernière fois.

— Merci. » Diani considéra à nouveau Abeni, à la recherche de n’importe quel prétexte pour prolonger leur conversation et apprendre de quoi parlaient les deux Qirsi.

« Autre chose, madame ? s’enquit la ministre en la dévisageant sans dissimuler tout à fait son impatience.

— Je me demandais, avança Diani, si vous aviez réfléchi aux questions que mon père et moi vous avons posées à Yserne.

— Concernant la présence de traîtres à la cour ? » interrogea Abeni, cette fois visiblement contrariée.

« Oui.

— J’ai peur, madame, de n’avoir rien de plus à vous apprendre. Après la mort de Kreazur, j’ai essayé de découvrir quels pouvaient être ses complices à Yserne, ou même s’il en avait. Je n’avais alors aucune raison de suspecter un des Qirsi de notre cour. Rien ne m’a fait, depuis, changer d’avis.

— Quel dommage, soupira Diani. Et vous, Premier ministre ? improvisa-t-elle en se tournant vers l’autre Qirsi.

— Pardon ?

— Allons, vous avez certainement entendu parler de l’attentat perpétré contre moi et de la mort de mon Premier ministre. »

Le visage de la jeune femme se ferma.

« Oui, madame. J’ai été horrifiée, comme tous les habitants de Macharzo.

— Je n’en doute pas. Et depuis, aucun événement n’est intervenu qui puisse vous faire douter de la fidélité des Qirsi au service de votre duchesse ?

— Non, madame. Mais ce n’est pas mon genre.

— Votre genre ? Que voulez-vous dire ?

— Rien, madame, recula la ministre. Pardonnez-moi, j’aurais dû me taire.

— Mais vous avez parlé. Qu’aviez-vous en tête ? »

Diani se tourna vers Abeni pour la prendre à témoin, mais la jeune femme, le visage buté, fixait obstinément le sol.

« Il me semble, reprit la ministre de Naditia, que vous laissez la trahison d’un seul obscurcir le jugement que vous portez sur tous. Ce n’est pas ma façon de voir les choses, voilà tout. »

Diani, piquée au vif, aurait dû s’emporter contre une telle insolence. Cette femme n’était qu’une ministre, et elle était duchesse. Jamais un de ses Qirsi n’aurait osé lui parler sur ce ton. Elle se sentait pourtant au bord des larmes, car la critique était acerbe et beaucoup trop pertinente pour qu’elle puisse s’en défendre. Son père, en effet, lui avait fait le même reproche avant qu’elle ne quitte Yserne avec l’armée d’Olesya, et la reine elle-même avait renchéri sur ce sujet. Qu’une ministre qirsi leur fasse ainsi écho, de front et sans la moindre hésitation, la mortifiait. Elle s’était crue assez fine pour pousser ces femmes à lui faire des révélations. Elle se découvrait non seulement incapable de leur faire face, mais elle s’apercevait que c’était elle qui leur donnait toutes les raisons de la détester et de mettre en doute sa conduite. L’ironie était cruelle.

« Oui, eh bien vous avez tort de préjuger de mes réflexions, ministre, rétorqua-t-elle. Si c’était votre vie qui était menacée, vous réagiriez autrement. »

Sa réponse était stupide, mais peu lui importait pourvu qu’elle lui permette de couper court à cette conversation et de fuir ces deux femmes. Elle fit demi-tour et, rouge de honte, s’en alla à la hâte vers la rivière. Elle n’avait plus aucune envie de converser, ni avec Naditia, ni avec personne d’autre, mais elle avait demandé aux Qirsi où se trouvait la duchesse. Elle pouvait difficilement s’en aller dans la direction opposée.

Naditia, assise sur un rocher au bord de la rivière, les yeux abrités du soleil par sa main, observait le plateau d’où ils étaient descendus. Repérant Diani, elle se leva en hâte, l’air brusquement embarrassée.

« Lady Macharzo, je vous dérange.

— Pas du tout. Il s’est passé quelque chose ?

— Non. La reine me disait qu’après votre journée avec les ducs vous apprécieriez sans doute une autre compagnie. »

Cette prévenance arracha un sourire timide à la duchesse. C’était une femme grande, aussi robuste et musclée qu’un charpentier et pourtant, Diani s’en était souvent aperçue, aussi effarouchée qu’un moineau. Les traits de son visage étaient assez lourds, et ses cheveux blonds coupés court. On disait qu’elle ressemblait beaucoup à son père. C’était dommage, songea Diani, car sa mère, l’ancienne duchesse de Macharzo, avait été très belle. Mais son sourire adoucissait ses traits, lui donnait même une certaine beauté un peu rude.

« Si vous préférez rester seule… », avança Diani.

Naditia s’assit en secouant la tête.

« Non, restez, je vous en prie. »

Diani la rejoignit alors, et s’installa à ses côtés pour contempler avec elle le paysage. Quoiqu’une grande partie de la falaise fut maintenant plongée dans l’ombre, elle devinait les rochers escarpés et les vieux arbres noueux qui bordaient le sommet. Le long de la muraille, des martinets, aussi vifs que des flèches, se poursuivaient en volant. Elle les suivit un instant des yeux, mais leurs larges cercles interrompus par de brusques virages et des piqués tout aussi impromptus lui donnèrent vite le vertige.

« Les ducs ne sont pas si désagréables, observa la duchesse après un long silence, même s’ils m’ont superbement ignorée. »

D’autres se seraient offensés de cette conduite grossière et vexante, songea Diani, mais Naditia était si timide qu’elle leur était probablement reconnaissante de l’avoir tenue à l’écart de leurs conversations. Diani ne put s’empêcher de sourire.

« Je suis heureuse d’apprendre que ce n’était pas trop dur. Mais, demain, si vous voulez chevaucher avec la reine, je suis sûre qu’elle vous accueillera avec plaisir. J’en serai, pour ma part, enchantée.

— Merci, répondit la duchesse en lui rendant son sourire, mais je dois rester avec mes hommes. »

L’usage voulait qu’une maison mineure marche toujours derrière l’armée de la reine, et après celles des maisons majeures. Parce que la maison de Macharzo était considérée plus faible que celles de Norinde ou de Brugaosa, les guerriers de Naditia avançaient donc en fin de colonne.

« Je comprends, répondit Diani. Moi, j’aurais préféré voyager seule plutôt que rester avec eux.

— À votre place, c’est certainement ce que j’aurais fait.

— Que voulez-vous dire ? »

Naditia sembla tout à coup prise de panique et Diani, inquiète, se demanda pourquoi elle inspirait une telle crainte autour d’elle.

« Pardonnez-moi, je n’aurais pas dû. C’est juste que… Je veux dire avec votre frère… et puis cet attentat contre vous. L’antagonisme entre les maisons de Curlinte et de Brugaosa est si ancien… Enfin, ce n’est un secret pour personne, et…

— Ne vous inquiétez pas », la rassura Diani devant l’embarras, de plus en plus grandissant, de la duchesse. « La haine de mon père pour Edamo est bien plus tenace que la mienne. En fait, je suis persuadée que ce n’est pas lui, mais la conspiration qui est à l’origine du meurtre de mon frère et de la tentative d’assassinat contre moi. Mais je comprends très bien ce que vous voulez dire, ajouta-t-elle avec un sourire. Edamo et moi n’avons jamais été très proches, c’est vrai. »

Naditia, visiblement soulagée, se détendit.

« Avez-vous remarqué des signes de la présence de la conspiration à Macharzo ? reprit Diani en songeant à la curieuse réaction de sa ministre.

— Non, aucune. Cela ne veut pas dire qu’elle n’y soit pas, seulement que ses membres sont très prudents.

— Avez-vous confiance en votre Premier ministre ?

— Craeffe ? » Elle haussa les épaules. « Autrefois, oui. Maintenant, je ne sais plus.

— Pourquoi ?

— Elle a changé. Elle est plus renfermée, plus maussade. Mais j’ai changé moi aussi. Elle a peut-être senti mes doutes à son sujet et en a pris ombrage.

— Je la vois souvent bavasser avec le Premier ministre de la reine. »

Naditia se tourna vers elle.

« Oui, je l’ai remarqué moi aussi. Elle passe aussi beaucoup de temps en compagnie du ministre d’Alao. Je me demande s’ils ne sont pas amants. »

Elle rougit brusquement.

« Mais cela ne prouve rien.

— Peut-être », répondit Diani.

Elle hésita, puis opta pour la franchise.

« Voyez-vous, après l’assassinat de mon Premier ministre, la reine m’a ordonné de surveiller Abeni. Je n’ai aucune preuve contre elle, mais je ne lui fais aucune confiance. Si vous vouliez l’observer, vous aussi, comme votre ministre et celui d’Alao, je vous en serais reconnaissante.

— Vous pouvez compter sur moi.

— Merci. »

Elles bavardèrent encore, et Diani s’aperçut que Naditia se souvenait très bien de sa mère. Un jour, alors que la jeune duchesse était en visite à Yserne avec sa propre mère, elle était entrée dans une pièce sans y être invitée et avait interrompu Dalvia et la reine en grande conversation. La reine n’avait pas fait de commentaire, mais la mère de Diani l’avait sévèrement réprimandée avant de la renvoyer. Cet incident sans conséquence avait tellement marqué Naditia que, bien après être devenue elle-même duchesse de Macharzo, elle avait toujours été intimidée par Dalvia.

« Cela ne m’étonne pas, s’exclama Diani en riant aux éclats. Mère était d’une grande bonté, vraiment, mais elle savait se montrer intraitable quand elle voulait.

— C’est une qualité importante pour un noble, observa Naditia avec gravité. Je le sais d’autant mieux que j’en suis incapable. »

Diani, touchée par sa simplicité et sa franchise, s’aperçut qu’elle aimait bien cette femme.

Des cris les interrompirent. Elles se levèrent et, grimpant la berge, assistèrent au retour des chasseurs. Ils apportaient quatre cerfs, plusieurs colombes et de nombreuses perdrix.

« Nous allons avoir un vrai festin, ce soir », se réjouit Diani.

Naditia acquiesça, et elles rejoignirent le camp, heureuses du dîner qui les attendait.

 

« Vous ne pouviez pas vous taire, hein ? siffla Abeni entre ses dents, les yeux rivés sur la duchesse qui s’éloignait. Il suffisait de ne rien dire. Mais non, c’est plus fort que vous ! “Ce n’est pas mon genre !” » minauda-t-elle, ivre de fiel. « Par les démons et toutes les flammes, Craeffe, à quoi pensiez-vous ?

— Calmez-vous, cousine », répliqua la ministre, sans plus aucune trace de son aplomb habituel. « Ce n’est qu’une sotte, une petite écervelée, pas même en âge de diriger sa propre maison.

— Et vous, vous n’êtes qu’une imbécile ! explosa Abeni. Cette petite écervelée, comme vous dites, est parvenue à convaincre la reine que la mort de Kreazur n’est pas aussi limpide qu’elle y paraît.

— Une faute, si je ne m’abuse, qui relève de votre responsabilité, non ? répliqua la ministre sur un ton perfide.

— Olesya l’écoute, et elle s’en va rejoindre votre duchesse. Si nous lui donnons la moindre cause de mettre en doute notre fidélité – ce que vous venez précisément de faire – elle ne va pas nous lâcher.

— Rassurez-vous », répondit Craeffe en pouffant, cette fois tout à fait détendue. « Ma duchesse est aussi dangereuse que mon cheval. Si elle apprenait quelque chose sur notre mouvement, elle aurait trop peur de s’en ouvrir aux autres. Même son ombre l’effraye ! Si sa mère était encore en vie, peut-être partagerais-je vos craintes, mais elle…

— J’espère que vous avez raison, car cet incident va contrarier le Tisserand. »

Abeni vit avec joie le visage de Craeffe blanchir et se décomposer.

« Vous n’avez aucune raison de le mettre au courant, n’est-ce pas, chancelière ?

— Tout dépend de vous, ministre.

— Je comprends, souffla Craeffe en baissant les yeux. Je ne voulais pas insinuer que vous aviez commis une erreur avec Kreazur.

— Si, vous le vouliez. Mais je prends votre remarque pour une excuse, et je compte sur vous pour ne plus y revenir.

— Vous pouvez, chancelière, se soumit la ministre. Je vous en donne ma parole. »

Abeni, vivement satisfaite de l’humiliation qu’elle venait d’infliger à l’orgueilleuse, sourit et détourna les yeux.

Quelques instants plus tard, l’animation provoquée par le retour des soldats avec leur gibier les tirait de leur aparté. L’heure du repas approchait, et les nobles se rassemblaient peu à peu. Parmi eux, Diani et Naditia revenaient en devisant. Elles ne montraient aucun signe d’inquiétude, mais elles semblaient avoir conclu une sorte d’alliance au bord de la rivière et Abeni, une fois de plus, maudit l’imprudence de la ministre qui les avait rapprochées.

La soirée se déroula sans incident, comme les jours suivants. Arrivée sur les terres d’Eibithar, la reine poussa ses hommes plus que jamais, lesquels couvrirent presque dix lieues par jour, se rapprochant du nord et de la ville de Galdasten où l’armée de l’empire avait, disait-on, établi son camp.

Trois jours après leur descente laborieuse de la steppe, alors qu’ils parvenaient au cœur du royaume, ils aperçurent dans le lointain les premières colonnes de fumée. Comprenant qu’ils arrivaient près des combats, la reine envoya des éclaireurs à l’est, à l’ouest et au nord.

Le lendemain matin, alors qu’ils venaient de lever le camp, ceux de l’ouest revinrent au triple galop. Une armée importante s’approchait par le sud-ouest.

« Kentigern ? » demanda la reine, comme le chef de l’expédition arrêtait son cheval près du sien.

« Non, altesse. Ils brûlent les champs et les villages sur leur passage. C’est une armée ennemie.

— Quelles sont ses couleurs ?

— Le rouge et l’or, altesse. »

La reine échangea un regard sombre avec Ohan.

« Qu’est-ce que l’empire fiche là-bas ? interrogea Diani.

— Il ne s’agit pas de l’empire, Diani, s’impatienta la reine. Réfléchissez. Braedon n’est pas le seul royaume à arborer ces couleurs.

— Solkara ! s’exclama la duchesse. Les Aneiriens. »

Olesya acquiesça avant de revenir au soldat. « Combien sont-ils ?

— Plus d’un millier, altesse. Mais ce sont tous des fantassins.

— Nous pouvons les arrêter, affirma Ohan. Avec la cavalerie et les archers, nous sommes capables de les vaincre.

— Surtout pas ! »

Olesya et Diani dévisagèrent la ministre comme si elle venait de leur révéler l’existence du Tisserand. Furieuse de sa précipitation, Abeni se mordit la langue. Mais il était trop tard.

« Vous vouliez intervenir, Premier ministre ? s’enquit la reine avec une perplexité qui n’échappa pas à sa ministre.

— Pardonnez mon ardeur, altesse. J’allais simplement vous suggérer de rejoindre d’abord l’armée de Kearney. Cela me semble plus sage et plus urgent. Contrairement aux hommes d’Aneira, nous sommes à cheval. Nous pouvons donc rejoindre Eibithar bien avant eux, et avertir le roi de leur approche. De cette façon, Kearney ne sera pas pris au dépourvu, et nous ne prenons pas le risque d’affronter seuls une armée de cette taille. »

Le capitaine médita cette remarque.

« Ce n’est pas bête », reconnut-il.

Mais la duchesse, méfiante, continuait de la dévisager.

« Vous ont-ils vus ? demanda la reine à son éclaireur.

— Je ne crois pas, altesse, mais je n’en suis pas sûr.

— Très bien, décida-t-elle. Allez annoncer la nouvelle aux ducs de Norinde et de Brugaosa et à la duchesse de Macharzo. Dites-leur que nous poursuivrons notre marche jusqu’à la tombée de la nuit. Nous serons alors assez loin des Aneiriens pour allumer nos torches et continuer. À l’exception de quelques haltes, nous ne prendrons de repos qu’une fois prévenu le roi Kearney.

— À vos ordres, altesse.

— Retournez à l’ouest avec vos hommes. Gardez vos distances et surveillez les Aneiriens de près. Qu’ils changent de direction ou engagent le moindre mouvement suspect, revenez immédiatement m’en informer. Compris ?

— Oui, altesse. »

Il s’inclina devant elle et éperonna sa monture sans attendre.

Abeni, le regard fixé devant elle, affichait une expression impénétrable, mais elle se sentait profondément soulagée. Le Tisserand voulait toutes les armées sur le champ de bataille. Grâce à elle, il allait les avoir.

La reine et son capitaine avaient repris leur place en tête de cortège devant elle. Il fallut un moment à la ministre pour s’apercevoir que Diani n’était pas avec eux.

« Vous en êtes. »

Elle sursauta. Diani, à ses côtés, dardait sur elle ses yeux brillants de haine.

« C’est pour ça que vous vous êtes opposée à l’offensive proposée par Ohan. J’en suis sûre à présent.

— Je ne comprends pas de quoi vous parlez », se défendit Abeni, consciente de sa stupeur comme du manque de conviction criant de sa réplique.

« Au contraire, poursuivit la duchesse. Vous le savez très bien. Vous avez réussi à convaincre le capitaine et la reine que vous aviez nos intérêts à cœur. Profitez de cette victoire, car désormais je ne vais pas vous lâcher. Et à la moindre menace contre la reine, je vous tue. »

Sur ce, la duchesse donna un coup de talon dans les flancs de sa monture et s’élança, laissant Abeni, le dos raide et les cheveux agités par le vent, méditer sa remarque.

À la moindre menace…

Malgré les battements précipités de son cœur, Abeni faillit éclater de rire. D’ici là, se dit-elle avec une joie mauvaise, il serait trop tard. Beaucoup trop tard. Et elle se mit en route à son tour.

La Couronne des 7 Royaumes [9] L'Alliance Sacrée
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